IV° congres international de GEStalt-therapie






quand le verbe se fait chair...

(Parole et Corps en Gestalt-thérapie)


par Serge Ginger,

Fondateur de l’École Parisienne de Gestalt (E.P.G.)



Introduction


Depuis une vingtaine d'années, je pratique une Gestalt-thérapie très "corporelle" - où les mouvements et contacts des corps ne sont pas interdits, mais encouragés dans leur triple dimension de véhicule des émotions, de métaphore et de langage - cela que la thérapie (en fait, toujours “individuelle”) soit pratiquée en situation duelle ou en situation de groupe.


Il ne s'agit pas pour autant, de proposer des "jeux” ou "exercices" artificiels ou préparés d’avance, mais bien d'exploiter les attitudes courantes, les gestes et "micro-gestes" inconscients, toute la vie expressive spontanée des corps : celui du client - mais aussi bien sûr, celui du thérapeute.


Nous allons nous interroger aujourd’hui sur quelques points particuliers :

• La place du corps chez les thérapeutes en Gestalt : corps du client, mais aussi corps du thérapeute et "corps à corps" thérapeutique : sa richesse et ses limites : limites stratégiques et limites déontologiques.

Pourquoi parler ? Pourquoi se taire ? ... Pourquoi bouger ? Pourquoi rester figé ?

• Le corps peut mentir aussi.

• Le malentendu des "jeux" et "exercices" corporels.

• L’intervention et la non-directivité : mes mouvements ou mes gestes sont-ils aussi inducteurs que mes paroles ?

• L’exploitation thérapeutique du contre-transfert corporel. Lecture polysémique et “ajustement créateur”.

• Le corps comme "moteur" et approfondissement de la thérapie par la “mobilisation limbique” du cerveau.

• Le toucher et la sexualité. La “pulsion d’agrippement”, la pulsion d’attachement.

• L'interdit du toucher dans la culture judéo-chrétienne et psychanalytique.

• Et pourtant ... Le Verbe s'est fait chair.


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Mais tout d’abord, la question traditionnelle : la Gestalt est-elle une thérapie "psychocorporelle" 1, ou enco­re, une "psycho­thérapie à médiation corporelle et émo­tionnelle" ? C'est là ce qu'on entend dire le plus généralement.

Laura Perls affirme :

« Il y a un point que je ne soulignerai jamais assez : le travail corporel fait partie intégrante de la Gestalt-thérapie. La Gestalt est une thérapie holistique - ce qui signifie qu'elle prend en compte l'organisme total et pas simplement la voix, le verbe, l'action ou quoi que ce soit d'autre.» 2

« […] J'utilise toute sorte de contact physique si je pense que cela peut faciliter un pas chez le patient dans son awareness de la situation présente […]. Je n'ai pas de règle particulière en ce qui concerne les patients hommes ou femmes. Je peux allumer une cigarette, nourrir quelqu'un à la cuiller, arranger les cheveux d'une fille, tenir la main ou serrer un patient contre ma poitrine, s'il me semble que ce peut être le meilleur moyen d'établir une communication inexistante ou interrompue. Je touche aussi les patients et les laisse me toucher pour expérimen­ter un accroissement de leur awareness corporelle […]

Et elle ajoute : Il semble y avoir une grande divergence d'opinions et beaucoup d'anxiété au sujet de l'acceptabilité du contact physique en thérapie […] » 3

Laura Perls ne sépare pas la Gestalt de l'expression artistique 4 et corporelle. Elle avait, comme on sait, parallèlement à sa formation psychanalytique, suivi une formation artistique (musique et danse) ainsi qu’une formation spécifique à diver­ses techniques corporelles (Alexander, Feldenkraïs, eurythmie de Rudolf Steiner, etc.).

En pratique aujourd’hui, l'attention au corps est permanente chez tous les Gestaltistes (qui observent posture, respira­tion, regard, voix, micro-gestes, etc.). Cependant nombre d'entre eux n'interviennent guère directement sur le corps du client et ne mobilisent que peu leur propre corps.


Fritz Perls lui même - qui venait de quitter la psychanalyse pour la Gestalt - maintenait, au début de sa pratique, ses clients allongés sur le divan (tout comme son maître Wilhelm Reich). Après quoi, il était âgé et ne quittait guère son fauteuil.

De son côté, Isadore From, l'un des premiers disciples des Perls, considère la Gestalt comme une thérapie “dialogique”, essentiellement basée sur le dialogue verbal. D'autres Gestaltistes connus (tant aux Etats-Unis qu’en France) n'utilisent que rarement le corps sur un mode actif ou interactif : ils préfèrent l'observer et l'interpeller verbalement.

De fait, les principes théoriques fondamentaux et la méthodologie spécifique de la Gestalt n'impliquent pas l'obligation d'une mobilisation corporelle : l'approche globale phénoménologique et existentielle, la théorie du self, le repérage des perturbations du cycle de contact et des "résistances" 5, ne nécessitent nullement l'intervention active du corps.

Cependant on se prive alors, à mon avis, d'un levier thérapeutique puissant qui contribue à l'intensité et à la profon­deur du travail, permettant à la fois d'en accroître l'efficacité et d'en diminuer la durée.

Aussi, la grande majorité des praticiens actuels en Gestalt accordent-ils une place privi­légiée au vécu corporel du client - ainsi, d'ailleurs, qu'à celui du thérapeute lui-même. Ils s'intéressent aussi bien à la sensorialité réceptive ("Que ressens-tu en ce moment ? ") qu'à l'activité motrice de l'organisme ("Je te propose de te lever et de faire quelques pas…") et ils n’hésitent pas à se mouvoir eux-mêmes (modifiant, le cas échéant, la distance matérielle ou établissant par moment un contact corporel - pouvant aller jusqu’à la tendresse thérapeutique ou la confrontation physique).



Le corps ment aussi

Le langage du corps est souvent profond, riche et nuancé. De là, à soutenir un “Credo” à la mode - que l’on l'entend encore trop souvent - selon lequel "le corps ne ment jamais", il y a un large pas que je me garderai de franchir !

Mes paroles peuvent mentir délibérément ou bien trahir ma pensée malgré moi… mais mon corps peut en faire autant de son côté !


Je peux " bomber le torse" pour camoufler ma peur ou ma timidité ;

verser des "larmes de crocodile" pour apitoyer mon vis-à-vis ;

travestir mon agressivité derrière un sourire avenant.

Je peux rougir sans être profondément ému ;

ou manifester une érection sans être amoureux (et réci­proquement !… ce qui est plus gênant ! ... et aussi fréquent ! ).

Je peux souffrir le martyre pour une épine superficielle ou pour une dent cariée, et ignorer le développement d'une tumeur cancéreuse silencieuse...

Se fier au corps n'est donc ni plus, ni moins raisonnable que de se fier à la parole du client...

Mais pourquoi négliger cette source permanente et considérable de messages complémentaires fournis par le corps - qu'ils soient congruents ou discordants avec les messages verbaux explicites ?

Pour le Gestaltiste, le langage du corps a l'avantage d'être enraciné dans l'ici et maintenant, alors que la parole s'égare volontiers dans "l'ailleurs et l'avant" - davantage préoccupée du quoi que du comment.

Les sentiments évoqués retentissent le plus souvent sur la voix, la respiration et la posture. Le corps et les mots entrent en résonance, rebondissant l'un sur l'autre dans un feed-back mutuel amplificateur…



Les " jeux" ou "exercices"

Lorsque la Gestalt est pratiquée en situation de groupe, les possibilités d'utilisation du corps sont multipliées. En situation duelle, en effet, l'interaction corporelle directe entre le thérapeute et son client est plus limitée - à la fois pour des raisons matérielles et pour des raisons psychologiques ou déontologiques (risque d’une connotation sexuelle ambi­guë dans des manifestations éventuelles de tendresse ; frein à la confrontation agressive).

De nombreux "jeux" ou "exercices" corporels d'échauffement ou d'amplification peuvent, en revanche, être proposés en groupe selon la situation qui émerge spontanément. Bien entendu, ces "exercices" ne peuvent être programmés avec pré­cision à l'avance : il est essentiel, en effet, qu'ils répon­dent à l'atmosphère et aux préoccupations du moment.

Ils peuvent concerner l'ensemble du groupe, ou bien un client en particulier, et avoir des objectifs très divers d'expé­rience, suivie de prise de conscience : vécu d'abandon, de lâcher-prise, de tendresse, d'enfermement, d'affrontement, de risque, de découverte, de confiance, de limites, etc...


On pourra ainsi, par exemple,

proposer à quelqu’un de chercher "sa meilleure place" dans la salle par rapport à l'ensem­ble ;

ou bien réaliser une "sculpture de groupe" avec le corps des participants pour traduire son vécu subjectif de sa famille ; • ou encore, expérimenter des rencontres les yeux fermés ;

ou bien défendre physiquement " son territoire";

on pourra porter un participant, le faire "voler", le bercer ou l'emprisonner,

l'inciter à tester sa confiance en se laissant tomber dans les bras des membres du groupe

ou sa méfiance, en s'isolant volontairement, etc…

Plusieurs dizaines de tels "jeux" - qui visaient initialement à repérer les difficultés dans l'ajustement créateur entre l'individu et son environnement - sont devenus maintenant courants, et sont d'ailleurs repris hors de leur contexte d'ori­gine, et parfois sans justifications méthodologiques, voire à titre de simple divertissement ! Il s'agissait, en principe, de mettre en relief les processus de contact, de retrait, d'évitement, de résistance ou de conflit à notre frontière-contact et de rendre ainsi plus explicite ce qui était implicite .

Ferenczi écrivait déjà en 1931 :

« Certes, Freud a raison de nous enseigner que la psychanalyse remporte une victoire lorsqu'elle réussit à remplacer l'agir par le remémoré ; mais je pense qu'il y a également avantage à susciter un matériel agi important qui peut être ensuite transformé en remémoration.»

On relève aussi l'importance de ce matériel corporel agi chez plusieurs auteurs de l'Ecole anglaise de psychanalyse (issue en grande partie de l'Ecole hongroise) et notamment chez Winnicott - dont le "cousinage" idéologique avec Perls a été maintes fois souligné. Je pense notamment, aux techniques de holding (façon de la mère de tenir son bébé, de le porter) et de handling (façon de le soigner, de le manipuler).

L'haptonomie de Frans Veldman développe aussi la thérapie par le toucher et propose plusieurs techniques voisines de certaines pratiques gestaltistes.

0n retrouve fréquemment le thème du corps chez le psychanalyste D. Anzieu, lui-même nettement marqué par l'Ecole anglaise. Il écrit, par exemple :

« Aujourd'hui, le grand absent, le méconnu, le dénié [...] dans le psycholo­gisme de beaucoup de thérapeutes [...] , c'est le corps comme dimension vitale de la réalité humaine, comme donnée globale pré-sexuelle et irréductible, comme ce sur quoi s'étayent toutes les fonctions psychiques. » 6


ce qui ne l'empêche pas d'édicter le "double-interdit du toucher" (auquel il a, semble-t-il, lui-même renoncé aujourd'hui ! )



Le thérapeute aussi est incarné


Il s’agit donc de nous intéresser non seulement au corps du client, mais aussi à celui du thérapeute.


Je rappelle à ce propos la célèbre boutade provocatrice de Lévitsky «La Gestalt est une thérapie centrée sur… le théra­peu­te ! ». Autrement dit, le thérapeute est - à tout instant - vigilant à son propre ressenti dans le champ client-théra­peute, il est dans l’awareness de son contre-transfert, et notamment de son contre-transfert corporel (thème déve­loppé par Ferenczi et Mélanie Klein ainsi que par Laura Perls - et repris dans le livre de Didier Juston sur Le Transfert en psychanalyse et en Gestalt-thérapie). Il serait d’ailleurs paradoxal d’encourager le client à une expression totale et unifiée de tout son être, en restant soi-même cantonné dans une expression limitée à l’échange verbal !


Je ne suis pas passif, donc ; mais je ne suis pas pour autant “directif “: j’interviens, mais je le fais dans le sens proposé par le client (explicitement ou implicitement). J’interviens en paroles, mais aussi par le silence ; j’interviens par mes attitudes, par ma posture, mais aussi par l’immobilité, aussi bien que par le mouvement ou les gestes délibérés.


Je voudrais souligner ici que - paradoxalement - l’intervention non verbale est généralement moins inductrice que l’in­tervention verbale et donc, plus respectueuse de l’autonomie du client. En effet, ce dernier est libre d’en faire la “lecture” qui lui convient.

Ainsi, pour prendre un exemple simple, si je recule d’un pas à un moment donné, le client peut :

• s’avancer pour maintenir la même distance ;

• il peut, au contraire, se reculer à son tour par “mimétisme” ;

• il peut se sentir “abandonné” ;

• il peut, au contraire, se sentir plus libre et jouir d’un espace retrouvé ;

• il peut encore, ne pas réagir du tout et ne pas le remarquer… ou faire semblant de ne pas le remarquer ;

… et ainsi de suite …


En d’autres termes, il est libre de réagir à son gré à cette modification de la situation que j’ai créée. Je ne suis pas “neutre” évidemment, et j’ai fait ce geste

• soit intuitivement (compte tenu mon contre-transfert de l’instant),

• soit dans le cadre d’un plan concerté, d’une stratégie thérapeutique délibérée.

Mais, quelle que soit la situation, la polysémie de la lecture corporelle permet l’ajustement créateur du client, sous sa propre res­ponsabilité. Cela, bien davantage que si je lui exprimais par exemple « Là, tu me donnes envie de prendre de la distance ! »



Le corps comme langage, dans une perspective holistique


Ainsi, nous nous intéressons au corps :

comme véhicule des émotions (respiration, rougissement, transpiration, micro-gestes inconscients, etc.), c’est-à-dire au corps expressif ;

mais aussi au corps comme métaphore, permettant de rendre plus explicite par une mise en action (enactement ) ce qui est perçu implicitement : « je te sens loin » ; « ma femme m’a quitté, mais je ne la rejette pas entièrement : je voudrais garder certains aspects d’elle - que je peux symboliser par divers objets, ici et maintenant…» ;

et enfin, nous nous intéressons au corps comme langage - impliquant un dialogue des corps. Si on me parle en chinois, je ne vais pas répondre en anglais ! Si le corps de l’autre me parle, je lui réponds avec le mien.

Il ne s’agit donc pas de parler du corps, mais bien de parler avec son corps, par son corps, de parler “de corps à corps” (comme on parle “de cœur à cœur”) ; la Gestalt a maintes fois souligné la valeur mobilisatrice du “discours direct”.


Je souligne qu’il ne s’agit donc pas généralement d’une séquence de travail spécifique - encore moins d’un “exercice” corporel ou d’un “jeu” ! Il y a là un malentendu fondamental par rapport à l’esprit même de la Gestalt - qui rappelle sans cesse l’unité du corps et de l’esprit, son unicité : il ne s’agit donc pas à certains moments de “faire du travail cor­porel” et à d’autres moments, d’engager un échange verbal, mais bien - à tout instant - de partager à la fois sur le plan verbal, sur le plan émotionnel et corporel, dans un “tissage” permanent entrecroisé.



Le corps et le cerveau


Il faut souligner que le langage corporel touche les zones profondes du cerveau : hémisphère droit - relié de manière privilégiée (par la “voie perforante”) aux zones limbiques des émotions et des apprentissages ; tandis que le langage verbal touche essentiellement l’hémisphère gauche et les zones corticales, plus superficielles.


L’enregistrement durable d’une expérience implique ce que j’appelle la mobilisation limbique - largement favorisée par une mobilisation corporelle. La verbalisation demeure cependant indispensable pour “titrer” l’expérience et pouvoir la retrouver (de même qu’on va titrer un document avant de le mettre en mémoire dans l’ordinateur, ou étiqueter les tiroirs où l’on a rangé son matériel - afin de pouvoir y accéder au besoin). Faute de quoi le vécu corporel et/ou émotionnel est bien enregistré, mais il n’est pas exploitable à la demande. D’où l’importance d’un temps de “feed-back” verbal. Un travail émotionnel non suivi d’un partage verbal, laisse souvent peu de traces durables et exploitables - tandis qu’un travail verbal non accom­pagné d’une participation émotionnelle et corporelle, entraîne peu de modifications profondes du comportement.


Nous savons tous que le toucher est le premier de nos sens, développé déjà in utero ; c’est aussi celui qui occupe la plus grande surface de notre corps et mobilise de loin le plus grand nombre de terminaisons nerveuses. Tandis qu’on peut vivre aveugle ou sourd, on ne survit plus dès qu’ 1/7 de la peau est détruite. Rappelons que sur notre cortex, l’homon­culus réserve 1/3 de la surface totale pour la main et les doigts (le pouce à lui seul occupe la même surface que l’ensemble des jambes) et 1/3 pour le visage (dont la moitié pour la bouche). Le toucher reste le sens essentiel de la pre­mière enfance, avant l’acquisition de la parole (infans) et il le demeure chez beaucoup de personnalités archaïques (psy­chotiques ou borderlines). D’ailleurs, même les psychanalystes traditionnels estiment qu’avec ce type de clients, il convient de lever “l’interdit du toucher” (Groddeck, Anzieu, Racamier, Pasini, Lebovici), voire d’utiliser intensément ce dernier (massages, bains, “packs”, etc.). Freud écrivait déjà, dans Dora : « Celui dont les lèvres se taisent, bavarde avec le bout des doigts; il se trahit par tous ses pores » et dans les Trois Essais : « Le moi est avant tout un moi corporel ». Pour Winnicott, « Le vrai self provient de la vie des tissus corporels et du libre jeu des fonctions du corps - y compris celui du cœur et de la respiration ».

Les liens étroits de la peau et du cerveau ne sauraient d'ailleurs surprendre personne puisque ces organes sont issus tous deux, en grande partie, du même feuillet initial embryonnaire : l'ectoblaste - qui constitue ultérieurement l'épiderme, mais aussi l'essentiel des autres organes des sens (la bouche, le nez, les oreilles et les yeux), et bien sûr, l'ensemble du système nerveux.


Ce rapport de l'extérieur et de l'intérieur, de la forme et du fond, est au cœur même de la Gestalt.



Le corps et la culture


Il faut dénoncer avec force la connotation de sexualité et de “péché” conférée au toucher dans notre culture judéo-chré­tienne : toucher l’autre est souvent perçu non pas comme une marque d’intérêt, de tendresse ou d’affection mais comme une atteinte à son intégrité. Ces préjugés sont enracinés et perdurent malgré les nombreux travaux sur l’attache­ment (Bowlby, Montagnier, Harlow, Kohler, etc.) 7 qui ont amplement montré que le contact cutané - non seulement le toucher sélectif (caresse de la main), mais le toucher global (étreinte du corps entier ) - est un besoin fondamental, inné chez tout mammifère, besoin nécessaire au plein épanouissement du petit, indispensable aussi pour une vie sexu­elle équi­librée ultérieure. Il importe donc que les thérapeutes soient formés à l’art du toucher - ainsi qu’à une saine “gestion” de leur propre sexualité 8, car si le refoulement de la sexualité peut engendrer une névrose (Freud), j’estime que son “défoulement” anarchique peut conduire à la psychose (dépersonnalisation, entraînant une décompensation).


Inter-dire” c’est “inter-agir” ou “inter-venir” : ce n’est pas empêcher la relation, mais bien au contraire la favoriser . “Interdire” veut dire “communiquer”, “parler entre” deux personnes (en vieux français, on disait d’ailleurs “entre-dire”). On constate là, le même glissement de sens étymologique que dans “agresser” (de “ad-gressere” : aller vers l’autre) ou “affronter” (faire face), témoignant de la constance des pulsions agressives dans l’inconscient collectif des peuples latins.


Je me méfie autant du tabou du corps (entretenu par nos deux "religions" actuelles : le catholicisme et la psychana­lyse) que de la mystique et du féti­chisme du corps (développé à partir de certains courants de bioénergie) qui prétendent que “le corps ne ment jamais” et qu’il contient toute notre vérité, etc.


Le corps aussi a sa symbolique et il ne faudrait pas considérer le langage comme seule source d’accès à la symbolisation (Gentis). Il y a un code social des gestes (cf. La clef des gestes de Desmond Morris). Ainsi, selon qu’on est en France, en Italie, aux USA ou en Iran, des gestes simples prennent un sens très différent, voire opposé.


Par exemple :

lever le pouce exprime le succès dans divers pays alors que cela représente une insul­te sexuelle majeure, en Iran ;

relever légèrement la tête veut dire “non” en Iran ;

resserrer les doigts ponctue le discours en Italie, alors que cela indique la peur en France ;

faire un “O” avec le pouce et l’index signifie “OK” ou “bravo” aux USA … et “nul” dans d’autres pays, etc...


Passer du langage verbal au langage corporel codé est donc loin d’être toujours un appauvrissement : il peut aussi bien s’agir d’un approfondissement et d’un enracinement.


C’est ainsi que je veux entendre, pour ma part, la symbolique du message de l’Incarnation :

car après tout, c’est le Verbe qui s’est fait chair … et non l’inverse !


Serge Ginger 9


Résumé


A partir d’une pratique corporelle de la Gestalt-thérapie, je souligne et développe :

• l’importance de la non séparation du corps et de la parole (pas de séquences spéciales, ni d’équipement particu­- lier ou de procédures spécifiques) - ce qui est cohérent avec la philosophie gestaltiste, globalisante ;

• cohérence théorique différente de celle de la psychanalyse - laquelle implique dans sa logique et dans sa méthodo­logie le “double interdit du toucher” (Anzieu, 1984) - qui fait pendant à l’interdit de l’inceste ;

• le corps comme langage et pas simplement comme expression des émotions ;

• la plus grande liberté de réponse du client dans un dialogue corporel ;

• le corps utilisé autant par le thérapeute que par le client (dans un partage spécifiquement gestaltiste)

• la modification du champ de l’expérience permettant un ajustement créateur permanent pendant le processus d’interaction ;

• les échos profonds du toucher sur les zones archaïques du cerveau limbique, atteignant les couches préverbales

• l’importance du toucher dans la constitution de la personnalité (pulsion d’agrippement, attachement, empreinte)

• l’influence de la culture judéo-chrétienne et de la psychanalyse sur la méfiance du corps, considéré essentielle­ ment comme “habité” de pulsions sexuelles répréhensibles, et donc “interdit”… ;

• mais “inter-dire”, c’est “inter-agir” et communiquer ;

• l’importance de la codification sociale symbolique des gestes ;

• ne pas passer du tabou du corps à la mystique du corps “fétichisé” ;

• l’approfondissement apporté par l’incarnation : “Le Verbe s’est fait chair”… et non l’inverse.



Bibliographie sommaire en langue française


Ancelin-Schutzenberger A. et Sauret M.J. - Le corps et le groupe (les Nouvelles Thérapies de groupe : de la Gestalt à la bio-énergie, aux groupes de rencontre et à la méditation). Toulouse, Privat, 1977, 335 p.

Anzieu Didier. - Le Moi-Peau. Paris, Dunod, 1985, 235 p.

BeNNani J. - Le corps suspect. Paris, Galilée, 1980

Descamps Marc-Alain. - L’invention du corps. Paris, PUF, 1986,191 p.

DOLTO Boris. - Le corps entre les mains. Paris, Hermann, 1976.

Dropsy Jacques. - Le corps bien accordé. Paris, l’Epi, 1984.

Fast J. - Le langage du corps. Paris, Stock, 1971.

Gentis Roger. - Leçons du corps. Paris, Flammarion, 1979, 234 p.

GINGER Serge et Anne. - La Gestalt, une thérapie du contact. Paris, Hommes et groupes, 1987, 496 p. (7E édit. 2005)

GINGER Serge. - La Gestalt est-elle une thérapie psychocorporelle ? in Somatothérapie, n° 2, mars 1989, p. 34-38.

GINGER Serge - La Gestalt, l’art du contact. Paris, Marabout, 1995, 290 p. (9E édit. 2007).

JUSTON Didier.- Le Transfert en psychanalyse et en Gestalt-thérapie. éd. Boîte de Pandore, Lille, 1990, 290 p.

KEPNER J.- Body Process : a Gestalt Approach to Working With the Body in Psychotherapy. Cleveland, 1986, 224 p.

Korenfeld Edouard. - Les paroles du corps. Paris, Payot, 1986, 218 p.

Montagu A. - La peau et le toucher. Paris, Seuil, 1980.

Pasini Willy et Andreoli André. - Eros et changement : le corps en psychothérapie. Paris, Payot, 1981, 303 p.

Perrin Eliane. - Cultes du corps. Enquête sur les nouvelles pratiques corporelles. Lausanne. Favre, 1984,190 p.

Souzenelle Annie (de). - De l’Arbre de vie au schéma corporel. Paris, Dangles, 1977, 284 p.

Sulger François. - Les gestes vérité. Paris, Sand, 1986, 140 p.


1voir notre communication au 1° Congrès international de Somatothérapie, publiée dans le n° 2 de la Revue (mars 1989)

2 Laura perls, interviewée par Edward rosenfeld, in The Gestalt Journal. Vol 1. 1978.

3Laura perls, au IV° Congrès de l'Académie américaine de Psychothérapeutes (New-York, 1959), Congrès réunissant des thérapeutes de renom de cinq orientations différentes.

4 en fait, la Gestalt est aussi une “art-thérapie”.

5que les Polster préfèrent , à juste titre, nommer “mécanismes d'auto-régulation à la frontière-contact”

6voir Didier anzieu : "Le Moi-peau" in Le dehors et le dedans . Nouvelle Revue de Psychanalyse. N° 9. 1974, repris dans son excellent ouvrage récent : Le Moi-Peau , Paris. Dunod. 1985

7 rappelons aussi les travaux d’Hermann (psychanalyste de l’école hongroise — et superviseur de Perls) sur la “pulsion d’agrippement” (1930) et “d’emprise”. Pour lui, les états-limites seraient dus à une alternance brusque et répétée de “cramponnements” et “décramponnements”.

8 plusieurs enquêtes américaines et canadiennes font état de… 15 à 20 % de passages à l’acte sexuels entre des thérapeutes de toute

obédience (dont une majorité de psychanalystes) et leurs client(e)s !

9 adresse personnelle de l’auteur : 183 rue Lecourbe. 75015 PARIS. (France). Tél : +331.5368.6458 Mail : s.ginger@noos.fr